Abîmes ordinaires


Commenter ce livre de Catherine Millot est un exercice délicat tant ce genre de lecture m'est peu habituel. Pourtant je désire en faire écho car on sait depuis longtemps que la lecture divertit, enseigne et cultive mais on appréhende un peu moins sa vertu thérapeutique.

Le livre soigne
Depuis une dizaine d'années, les intellectuels, les chercheurs et les bibliothécaires s'emparent du sujet et apportent un nouvel éclairage. La bibliothérapie (1) est une science individuelle. Certains vont se détendre à la lecture d'un livre d'humour quand d'autres s'éclaireront avec un essai savant. Certains livres peuvent faire choc, ouvrir des brèches, déclencher une prise de conscience chez les uns, quand ils n’auront aucun impact sur la vie des autres. Dans l'immense proposition littéraire, la diversité des genres et des niveaux de lecture, chacun est susceptible de trouver sa propre émancipation ou apaisement à travers un livre.

Des abîmes qui réparent
Abîmes ordinaires est un livre qui agit sur moi telle une boussole; il aide à (me) se situer et repousse les limites de (mon) l'horizon. Pourtant, je sens que certaines idées me résistent, restent dans la pénombre et qu'il me faudra investir d'autres connaissances et maîtriser des concepts étrangers pour apprécier ce livre dans sa globalité. Car il s'agit d'un livre très singulier qui embrasse à la fois une autobiographie, un essai littéraire, une étude philosophique, et un récit d’analyse. Le psychanalyste Erik Porge en dit « C’est le livre d’une analyste au meilleur sens du terme, c’est-à-dire au sens où l’analyse permet de cerner des vérités universelles qui touchent même ceux qui n’ont pas l’expérience de la cure. »

Le livre s'articule autour de quatre chapitres.
Dans la première partie, Catherine Millot décrit sa détresse, ses angoisses, sa solitude, son abandon, qui sont susceptibles de se renverser en leur contraire tel un ruban de Moebius où le dedans se confond avec le dehors. L'intérieur et l'extérieur forment alors un unique espace où le moi se dissous.
« ... l'infini le submergea de toutes parts avec une telle intimité qu'il put croire sentir dans sa poitrine le poid léger des étoiles qui venaient de se lever. » Rilke.
Puis l'auteure interroge l'anéantissement du moi à travers l'écrivain rationnel et suspicieux Arthur Koestler et le poète investigateur halluciné Henri Michaux qui expérimentent chacun une forme d'extase. Mais au contact de Proust, Rilke ou Joyce, l'expérience intérieure reste une énigme la conduisant à explorer plus profondément l'abîme.

Dans la seconde partie, Catherique Millot analyse un chef d'oeuvre sortant de l'abîme, le film Stomboli marqué par le célèbre couple uni par l'amour et la destruction, Ingrid Bergman et Roberto Rossellini. La star hollywoodienne y crée le personnage de Karin, une jeune Lituanienne qui pour sortir du camp de réfugiés, accepte d'épouser Antonio, un jeune pêcheur de l'île volcanique de Stromboli. Mais la vie sur l'île devient rapidement un enfer pour elle. Dans un environnement hostile où se dressent à la fois la barrière de la langue et la violence de son mari, elle décide de fuir... mais on ne s'échappe pas de Stromboli.
Se mêle le récit métaphysique du parcours initiatique d’une jeune femme qui sera finalement touchée par la grâce.
« Elle comprend la puissance de celui qui ne possède rien, cette force extraordinaire qui procure la liberté totale. [...] Il n'est pas de salut qui ne passe par la perte.»

La troisième partie est consacrée à Tolstoï. Dans son livre Ma confession (2), on trouve un récit autobiographique au moment de sa vie où il traverse une profonde crise de mélancolie existentielle, soit une sévère dépression. En écho, le journal intime de son épouse (3), Sophie Tolstoï, projette une lumière crue sur la complexité de leur relation, un couple orageux aussi fortement uni par l'amour que par la haine.

Le dernier chapitre est marqué par la mort du père de Catherine Millot survenue brutalement pendant la rédaction du chapitre précédent. L'épreuve du deuil démêle les interrogations soulevées dans les trois premières parties et il constitue un nouvel état spirituel pleinement accompli.

Abîmes ordinaires nécessite parfois de chercher et comprendre quelques concepts lacaniens, ou de s'y heurter et de reporter à plus tard l'entière compréhension. Mais il reste un livre simple et accessible,  plein de grâce, d'élégance, avec parfois des accents poétiques.
Si ma compréhension autant sensitive qu'intellectuelle est pertinente, ce livre permet de renouer avec la figure du père, non plus comme l'enfant fantasmé ou espéré, mais comme l'enfant qui est enfin lui-même, rétabli dans son être idéal. Il me semble que Catherine Millot parvient à renaître et qu'elle m'emmène un peu vers une aube nouvelle.


Autant dire que le sol se dérobe sous ses pas, ou que sur le vide même il prend appui. Poète, celui qui fait du ciel un sol, celui qui retourne et fait basculer l'horizon, celui à qui l'infini donne son impulsion
Jean Michel Maulpoix


Abîmes ordinaires de Catherine Millot
Collection L'Infini, Gallimard


*1 La bibliothérapie :
La bibliographie en médecine générale, une thèse du docteur Pierre-André Bonnet (en français).
http://af.bibliotherapie.free.fr/These.pdf
Une étude complète de la revue Plus One sur les effets de la bibliothérapie (en anglais).
http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0052735

*2 Ma confession de Léon Tolstoï, texte intégral
http://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Tolstoi%20-%20Ma%20confession.htm

*3 Journal de la comtesse Léon Tolstoï, de Sophie Tolstoï, texte intégral
https://fr.wikisource.org/wiki/Journal_de_la_comtesse_L%C3%A9on_Tolsto%C3%AF

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